Tout tombe

J’ai appris l’amour avec des gens, et j’ai appris que je pouvais être aimé d’une manière tellement simple (…). Au final j’ai tendance à oublier ma condition : c’est comme si l’amour de mes amis me conférait une sorte d’immunité, au sens où je perds toutes mes imperfections.
C’est-à-dire que je les oublie, parce qu’on ne me voit pas à partir de ce prisme-là. (…) C’est comme ça que j’ai commencé à me penser. C’est quelque chose de global, c’est un processus où j’ai commencé à être à l’aise avec moi-même et donc j’ai été à l’aise avec ma maladie, même si j’ai toujours ce … carcan, un carcan qui semble sommeiller, c’est quelque chose de bizarre.
Feynman

Je reçois de façon anachronique en plein coeur la tendresse avec laquelle, lorsqu’une crise survient la nuit, mon père prend soin de mon frère inconscient, restant longtemps à ses côtés, lui parlant doucement, lui massant du pouce les arcades sourcilières, comme quand nous faisions des cauchemars, petits, changeant ses draps dès que c’est possible, ne se laissant jamais aller à la panique, ne brusquant rien, tout humble, présent mais impuissant à empêcher ce qui arrive.
Je me lève toujours moi aussi, chantonne quelque chose, caresse le front de mon frère, prie, puis reste dans le couloir, accroupie, adossée au petit bout de mur qui sépare nos deux chambres, à regarder dans le noir et écouter le calme revenu. Point d’interrogation.
Élisabeth

Elle a souffert, voilà. Et maintenant elle est comme ça. Depuis la naissance.
Ce n’est pas grave pour nous. Quand on a une enfant comme ça, on s’en occupe.
Elle sait qu’on s’occupe d’elle. Elle est plus attachée à nous que sa sœur.
Papa d’Anh-Minh
Tout tombe, le livre…
Pendant une répétition à l’orchestre des débutants, ma petite voisine de pupitre lâche soudain son archet. Sa tête est tombée sur sa poitrine, elle a de petits frissons et trois bulles de mousse au coin des lèvres. Je reconnais : un souvenir de mon enfance, que je ne peux pas avoir. Je tiens son violon, puis, quand elle est remise, je dois sortir car les larmes me montent à la gorge. Je sens un lien très fort, qui se noue là où aucune de nous deux ne le sait, au fond d’oubliettes où sont tombées des centaines de minutes perdues de nos enfances.
Pour sortir du silence, trouver ces bouts de carte manquants, j’ai marché le long de la faille : pendant un an j’ai rencontré et recueilli la parole spontanée de personnes souffrant d’épilepsie, et de leurs proches, qui – répondant à la question « que voudrais-tu qu’on comprenne ? » racontent ce qu’ils veulent de leur vie, loin du cabinet de consultation, parfois pour la première fois. Leur représentation de la maladie, leurs expériences très diverses d’amitié, de discrimination, leurs amours ou leurs angoisses, leurs projets possibles ou impossibles, ce qui est grave et ne l’est pas : leur façon de naviguer.
Rien ne les lie si ce n’est cette expérience commune de tomber, de perdre les pédales, le contrôle, la conscience.
Cette drôle de « connaissance sans forme d’idée » peut intéresser tout le monde, puisque tout tombe, tous tombent… Il est temps qu’on parle, qu’on partage ce savoir qui ne tient pas dans un seul cœur. Qu’on recueille nos chutes avec une infinie douceur.